Le visage n'est pas "naturel" ; il est une construction historique, sociale et politique. Son ambiguïté reflète nombre de tensions intellectuelles qui fondent la conception même de l'individu humain : l'humanité et l'animalité, le corps et l'âme, l'intérieur et l'extérieur, l'artificiel et le naturel, etc. On perçoit aisément les pièges du combat philosophique contre le dualisme, lorsqu'il s'agit de la conception du visage.
Le portrait à l'époque moderne est un miroir brisé de l'art qui permet à celui-ci de se dérober aux prescriptions esthétiques : mimétisme, idéalisation, symbolisation, construction perspective... Le visage ne peut etre qu'humain, mais dès le XVIè siècle son expression est "calquée" sur l'expression animale (Giambattista della Porta). Au XVIIè, parallèlement aux traités philosophiques, le portrait contribue à formuler une nouvelle approche des "passions de l'âme" (Simon Vouet) et à retourner le sens même de l'expérience de la passion : du "pathologique", elle devient le moteur de l'existence. Il aide à comprendre les émotions qui se dessinent dans les traits du visage, mais finit, au XVIIIè siècle, à produire le vocabulaire hypocrite des passions, inscrit dans les coordonnées cartésiennes (Charles Le Brun), parfait pendant de l'étiquette à l'usage de la société de cour. Le XIXè voit le phantasme de la physionomie -lire dans le visage le caractère de l'individu, voire ses pensées les plus intimes - pénétrer durablement dans les défis scientifiques (eugénisme, la fabrique de l'homme nouveau) : c'est un déni de faciès ! L'éclatement de l'espace de la Renaissance sous l'impulsion des cubistes est l'occasion de considérer l'expression du visage comme le modèle de l'expression tout court : quelques traits de pinceau, et voilà le visage ! (Alexej von Jawlensky, Amadeo Modigliani.) Mais de là, on dérive facilement : la déformation comme marque de la folie (Francis Bacon, Gilles Deleuze), le monde qui regarde le sujet, le regard qui fait de nous des êtres regardés" (Jacques Lacan), etc.
Le XXIè siècle, grand creuset de tous les mélanges, a besoin de repères. D'où la question directrice de ce colloque : quel avenir pour le visage qui, à l'époque moderne a été un symbole de l'identité et de la dignité humaines dans les sociétés occidentales ? Comment assumer la double tradition philosophique qui est à la fois tentée par le fantasme de la beauté féminine, idéalisant et désingularisant le visage (fondement de l'industrie de la beauté), et par l'éthique fondée sur le regard d'autrui ? L'une conduit au fanatisme esthétique combattu par les féminismes, l'autre souligne l'importance du regard dans la rencontre de l'autre : ne voir que les deux petits trous noirs des pupilles des yeux, où l'on ne voit plus rien, mais d'où l'autre me regarde (Emmanuel Levinas, Jean Luc Marion). Quelle politique du visage, donc, à une époque qui, sur fond de divers phénomènes anciens (masque rituel, masque mortuaire, icône byzantine, tatouage, maquillage, physionomie...), voit en émerger de nouvelles (Photoshop, chirurgie esthétique, contrôles au faciès, selfies, webcam, greffe du visage...) devant lesquels la pensée se sent désarmée et la philosophie reste muette.
Quelle politique pour quel avenir du visage humain dans une situation nouvelle où la construction du visage semble avoir définitivement échappé à l'art, en subissant des assauts non coordonnées, et pourtant convergents dans le non-respect du visage, de la part de l'industrie, de la science, du markenting, des nouvelles technologies, de la politique sécuritaire (reconnaissance des émotions faciales), etc.? Le danger et de ramener le visage au seul visible, alors qu'il s'enracine aussi dans l'invisible : le rôle du masque est aujourd'hui admis dans la constitution de l'idée de la personne, per-sonare (Jean Pierre Vernant). Etre attentif au regard et lire dans le visage, c'est apprendre l'autre, certes, mais ce n'est pas poursuivre l'oeuvre de la physionomie. Sans que personne ne s'en émeuve, l'industrie de la chirurgie esthétique (notamment au Brésil) et de chirurgie dentaire (notamment en France) font la promotion des idées eugénistes au nom des modèles esthétiques définis par le marketing. Nombre d'artistes utilisant la vidéo ont procédé à de nouvelles analyses du visage dans une attitude réflexive en déconstruisant les stéréotypes, indissociablement artistiques et politiques, mais d'autres se sont emparés de la technique de morphing en ignorant les usages funestes qui ont été faits de son ancêtre, la photographie composite, et ont émis des paroles imprudentes et maladroites sur le visage. Tandis que Ludwig Wittgenstein a passé de la fascination par la photographie composite de Francis Galton à une phénoménologie du visage dans ses Fiches.
Un prise de conscience artistique et politique est indispensable : qu'est-ce que le visage, littéralement et symboliquement ? Qu'y a-t-il eu avant et qu'y aura-t-il après le visage humain ? Quel est le sens social du visage : dans la réalisation de soi ? dans la reconnaissance sociale (au sens double du terme) ? dans la construction de l'identité ? Qu'est-ce que "porter" le visage ? Comment le visage particpe-t-il des codes sociaux, autant pour construire le lien que pour favoriser les discriminations ?